Au premier regard, le costume était flamboyant. On pouvait apprécier la profondeur du bleu, la façon que ces parties avaient de jouer avec la lumière, tantôt l’engloutissant, tantôt la restituant, dessinant un jeu de contraste complexe et étrange. On pouvait trouver flamboyant le rouge, le voir s’épanouir derrière le fin tracé noir, apprécier cette couleur forte, passionnée… L’ensemble était rutilant : les deux couleurs s’équilibraient, se complétaient, construisaient une structure énergique, chaleureuse, rassurante… presque patriotique. Presque.
En y regardant de plus près, juste un pas, le bleu perdait de son éclat. Le rouge paraissait étrange… Encore un pas, et le bleu perdit un peu plus d’éclat, s’assombrissait sans élégance par endroits, le rouge semblait brouillé… un dernier pas, et tout s’expliquait.
Face à face, le costume avait un second visage. Le bleu était terne, terni par la poussière, les particules issues de pots d’échappement ou de l’éclat des murs… Du plâtre, des graviers, des échardes… et même un petit morceau de béton. Quelques minuscules éclats de verre. Le bleu montrait le visage d’un costume ayant traversé maintes épreuves, parcourus tous les terrains… en en ressortant toujours en un seul morceau. Le rouge révélait la raison de la sensation étrange, brouillée, qu’on avait en le regardant. L’éclat flamboyant de ce rouge était terni par un mélange. Un mélange de couleur, mêlant le rouge du costume au rouge, plus sombre, du sang. Partout, des mains au col, du buste aux pieds, le rouge se mêlait au sang, des vestiges de grosses tâches qui l’avait imprégné, de minuscules tâches de sang, bien rondes et d’un rouge sombre pur. De près, le rouge montrait le visage d’un homme, un homme ayant traversé maintes et maintes épreuves, sur tous les terrains, en en ressortant toujours vivant. En un seul morceau ?
Il fallait maintenant s’approcher de près, vraiment près, pour observer le second réseau. Derrière le réseau noir de toiles d’araignée qui s’épanouissait sur les parties rouges du costume, un réseau plus discret parcourait son intégralité. Serrées, de la couleur adaptée, efficace et solides, témoins de nombreuses années d’expérience en la matière, des coutures couraient le long du vêtement. Rappelaient d’autres coups, d’autres bosses, d’autres coupures, brûlures ou passage à travers les murs. Parfois, une couture coïncidait avec une vieille trace de sang, et alors on sentait la couture plus fragile, prête à rompre, à s’en aller en déchirant avec elle le tissu fragilisé, au prochain choc. Et il y aurait de prochains chocs.
Car le son de l’eau coulant à basse pression s’était tu, et que déjà les pas se faisaient entendre… dirigés vers le placard, vers le double fond où reposait le costume, ayant fini de sécher. Les mains, grandes et claires, parfaites, l’empoignèrent, et commencèrent à le vêtir.
Peter mis le collant, enfila le haut de son costume, rajustant la position du tissu moulant et de la toile qui courait de son bras à son flanc, s’enfonça dans ses bottes, ses gants… Peter se leva, fit quelque pas vers la fenêtre… s’immobilisa. Il prit quelques minutes ou, immobile, il regardait. Regardait son reflet dans le miroir, regardait ce visage qui était le sien juché sur ce corps, ces muscles, ce costume qu’il aimait, quand il le pouvait, à assimiler à une autre personne. Il regarda la photographie sur la commode… Et se rappela qu’ils étaient la même personne. Irrémédiablement. Et pour toujours. Parce qu’il le devait.
Le masque s’enfila sur son visage, agrandissant ses yeux, changeant se personnalité. Il disparut en un clin d’œil, ne laissant derrière lui que l’écho d’un jet de toile et une fenêtre ouverte… ainsi qu’une photo.
Une photographie dont le sujet se réjouissait qu’elle soit incapable de bouger. Car derrière le réseau de toile et derrière le réseau de coutures, derrière le tissu terni par la saleté indécrochables et les tâches de sang imprégnées, un dernier réseau, ténu, presque invisible, remarquablement circoncis par un métabolisme hors pair, pratiquement inexistant, s’épanouissait. Sur tous le corps de Peter, un fin réseau de cicatrices courait, attestant des épreuves qu’avait traversées l’homme… non… le garçon, son garçon… derrière le masque.
Oui, Ben se réjouissait que sa photographie ne reflète pas ses sentiments. Car elle montrerait un visage terriblement affligés, ravagés par l’empathie, la douleur de voir rentrer son neveu couvert de boue et de sang, d’ecchymoses et d’hématomes. Elle montrerait le grand sentiment de culpabilité qu’avait Ben, face à la culpabilité de son neveu.
Pourtant, il arrivait souvent que Ben maudisse cette immobile photographie. Car il ne pouvait y exprimer sa satisfaction. Satisfaction face à la vue de son petit garçon devenu un homme, droit et juste, assumant toutes ses responsabilités – et celles des autres, souvent – un homme qui ne se battait pas que par culpabilité. Il se battait parce qu’il savait que c’était là son devoir, que ses immenses pouvoirs devaient servir au bien de tous, et qu’il accomplissait une tâche d’une beauté et d’une grandeur d’âme exceptionnelle, sans se décourager, malgré l’ingratitude des habitants de cette ville. Oui, Ben maudissait cette inerte photographie qui ne lui permettait pas de montrer à son neveu, par-delà les barrières de la mort, qu’il était fier, tellement fier de lui. Irrémédiablement. Et pour toujours. Depuis toujours…